Dans la première partie de cet article, je vous ai raconté la colère des viticulteurs de la Marne. Mais leurs collègues de l’Aube, pour des raisons différents, sont, eux aussi, en colère. Quelles en sont les raisons ? Quelles en seront les conséquences ? C’est ce que je me propose de vous présenter dans cette deuxième partie.
Le vignoble aubois
La région de Reims et d’Epernay n’est pas la seule en Champagne à posséder des vignes et à produire du vin. Au XIXème siècle, le vignoble de l’Aube, au sud de la Champagne, était florissant. Les vignes s’épanouissaient en particulier dans l’actuelle région de la Côte des Bars, entre Bar-sur-Aube et Bar-sur-Seine.
Ce n’est qu’à partir de la fin de ce siècle que la situation change. Les vignerons de l’Aube subissent la concurrence des vins méridionaux, moins chers à produire, qui petit à petit les remplacent comme vins de table. Puis vint la crise du phylloxéra[1], qui détruisit une grande partie des vignes.
En 1910, on a en partie reconstitué le vignoble. Mais il n’en reste que 5 000 hectares sur les 20 000 que comptait la région auparavant. Les parcelles replantées se trouvent sur les pentes des vallées de la Seine, de l’Aube et de leurs affluents.
Une production dédiée au champagne
Face à la concurrence des vins du sud de la France, les vignerons aubois se tournent donc tout naturellement vers le champagne, car c’est le marché le plus rentable pour eux. Ils vendent bien du vin en Allemagne, mais les Allemands ne le payent pas un très bon prix.
Les négociants marnais, en revanche, achètent volontiers le vin de l’Aube, car il est vendu moins cher que celui de la Marne. Pour les vignerons aubois, en revanche, le prix reçu est tout à fait acceptable. Ce qui fait que tout le monde est satisfait.
Tout le monde ? Non. Comme nous l’avons vu dans la première partie, les viticulteurs rémois et sparnaciens n’apprécient guère cette concurrence de vins « étrangers ».
La délimitation de 1908 va échauffer les esprits. Cependant, l’affaire se limite à quelques incidents mineurs… jusqu’à la récolte désastreuse de 1910. Comme leurs collègues de la Marne, la catastrophe touche de plein fouet les viticulteurs de l’Aube.
C’est la question des « mesures complémentaires » qui va déclencher la révolte. En réalité, le vigneron aubois n’est nullement opposé à ces mesures. Il les juge même indispensables pour protéger la production régionale… à condition d’en bénéficier lui aussi, ce qui n’est plus le cas depuis que la zone de production du champagne exclut l’Aube.
Ainsi, pendant des années, on aurait produit du champagne avec le concours des vins de l’Aube, et aujourd’hui ces vins ne seraient plus assez bien pour le fleuron de la région ? Mais Troyes est en Champagne, Monsieur ! Ce fut même dans l’histoire une des villes les plus actives dans l’économie de la province. Dans l’Aube, on est Champenois quand même[2] !
Un grondement qui monte
Une solution politique ?
Soutenus, le croient-ils, par les négociants marnais, les viticulteurs de l’Aube manifestent à Bar-sur-Aube le 29 janvier 1911. La manifestation se veut pacifique : ils veulent interpeler les pouvoirs publics sur leur situation, qu’ils jugent injuste. A cette occasion, ils remettent au Sous-Préfet une demande officielle de révision de la délimitation.
Quelques jours plus tard, le 19 février, le Président de la Fédération des Vignerons de l’Aube, Paul MEUNIER, rencontre le Ministre de l’Agriculture. La solution ? Une commission chargée d‘étudier la situation du vignoble aubois.
Le 26 février, malgré la proposition du Ministre, l’agitation commence à Fontaines, près de Bar-sur-Aube, où on organise la grève des élections. L’inquiétude s’étend et elle prend des formes diverses selon les communes : grève de l’impôt, démission du conseil municipal, … Au total, ce sont cent-vingt-cinq communes auboises qui n’ont plus d’élus.
Les travaux de la Commission spécialement nommée ont suscité l’espoir dans les campagnes du sud de la Champagne : on allait enfin reconnaître que le raisin de l’Aube vaut bien celui de la Marne pour faire du champagne !
C’était compter sans la diplomatie légendaire de nos politiques !
Le 15 mars 1911, le nouveau Président du Conseil[3], Ernest MONIS, déclare devant les parlementaires marnais que « la délimitation est faite et bien faite ». Voilà qui est dit : la Commission n’est qu’un os que le pouvoir a donné à ronger aux vignerons aubois mécontents !
Mais la Commission n’a pas dit son dernier mot et n’entend pas être le jouet du pouvoir. Pour tenter de mettre fin au conflit, le 5 avril, elle préconise de « procéder au remaniement de la Champagne viticole en comprenant dans la délimitation nouvelle les communes viticoles de la Marne, de l’Aisne, de l’Aube, de la Seine-et-Marne et de la Haute-Marne qui faisaient partie de l’ancienne province de Champagne, sauf à prescrire l’indication d’origine de leur produit ». Les vignerons aubois sont satisfaits : ils pourront continuer à vendre leur vin pour la fabrication du champagne, à charge pour le négociant d’en préciser l’origine.
De ce fait, la manifestation prévue à Troyes le 9 avril, maintenue, se déroule dans la joie : 7 000 vignerons défilent dans le calme à travers la ville.
Dans les jours qui suivent, alors que les viticulteurs marnais manifestent leur colère dans les rues d’Epernay et d’Aÿ, les vignerons aubois attendent la décision définitive du gouvernement. Celui-ci a consulté le Conseil d’Etat sur la question. Gaston CHECQ[4], le leader des mécontents, a fait en sorte de maintenir le calme et d’éviter les mouvements violents, totalement contreproductifs.
Un champagne « à deux vitesses »
Pour sortir de cette impasse et du conflit qui oppose la Marne et l’Aube, le Conseil d’Etat propose la création d’une appellation « Champagne de deuxième zone ». Mais personne ne veut en entendre parler, ni les viticulteurs de la Marne, ni ceux de l’Aube.
Le 7 juin, un décret définit pourtant une appellation « Basse Champagne ou Champagne de 2ème zone » pour plusieurs arrondissements de l’Aube, une partie de la Haute-Marne et toutes les communes de la Marne exclues de la précédente délimitation.
Les manifestations reprennent à Bar-sur-Aube et Bar-sur-Seine, et dans les communes environnantes dès le 5 juin. Mais les révoltés aubois ne se sont pas préparé aux actions violentes comme leurs collègues marnais. La hâte de certains groupes à agir et l’absence de concertation dans les actions ont empêché le développement de l’insurrection. La présence de la troupe a fait le reste.
Le 12 juillet, devant les atermoiements du gouvernement, la Chambre renvoie l’examen du texte aux calendes grecques. La révolte est terminée. Par chance, la vendange de 1911 fut abondante. Le raisin se vendit cher et bien, ce qui apaisa les esprits.
Pour la petite histoire, il faudra attendre 1927 pour refermer cette page de notre histoire régionale. C’est cette année-là que la délimitation de l’appellation « Champagne » est fixée.
Aujourd’hui, il existe bien des rivalités pour savoir qui de Reims ou d’Epernay est la capitale du champagne. Mais on est loin des émeutes de 1911.
Si vous désirez en savoir davantage sur la révolte des vignerons champenois en 1911, je vous recommande la lecture de l’ouvrage de Yann HARLAUT et Fabrice PERRON, Les révoltes du champagne, paru en 2010 aux Editions Dominique Guéniot.
Notes
[1] Pour rappel : le phylloxéra est une maladie de la vigne provoquée par l’insecte du même nom, qui s’attaque aux racines et cause la mort du cep.
[2] C’est le titre donné par Jean NOLLEVALLE au chapitre consacré à la révolte dans l’Aube de son opuscule 1911, l’agitation dans le vignoble champenois (publié en 1961 dans La Champagne viticole).
[3] Sous la Vᵉ République, on parle de Premier Ministre.
[4] Militant socialiste et conseiller municipal de Bar-sur-Aube, où il est né le 14 janvier 1866.
Quelle histoire … Chacun prêche finalement pour sa paroisse, jusqu’à ce que la coupe soit pleine (si je puis dire !)
C’est très important de connaitre l’histoire agricole de sa région, pour mieux comprendre les enjeux et les luttes qu’ont connu nos anciens. Merci pour la découverte!
Oui, n’oublions pas d’où nous venons. C’est important : nous sommes les héritiers de ces vies rudes et de ces luttes.