Eté 1910. Après des récoltes médiocres en 1908 et 1909, celle de cette année s’annonce catastrophique. Les pluies incessantes du printemps ont favorisé le développement du mildiou[1] dans les vignes et la prolifération d’insectes ravageurs. Pour les vignerons, la coupe est pleine ! Le vignoble champenois se relève tout juste de la crise du phylloxéra[2] qui, au début du siècle, avait détruit une grande partie des pieds.
Une situation difficile
Les vignerons marnais sont en grande difficulté. En 1908, ils n’avaient pu produire que dix hectolitres de jus par hectare de vigne. L’année suivante avait été un peu moins mauvaise, puisque la production s’élevait à vingt hectolitres par hectare. La récolte de 1910 va les plonger dans la misère.
Cette année-là, la production à l’hectare tombe à moins d’un litre en moyenne sur l’ensemble du vignoble. A Dizy, près d’Epernay, les négociants achètent le vin local 250 francs le litre. En 1910, le prix de revient de cette production se monte à …8 223 francs[3].
La révolte gronde dans les vignes. Associée à une fraude grandissante, cette misère va « mettre le feu aux foudres[4] ».
Mais revenons quelques années en arrière.
Une appellation mal définie
Du champagne venu d’ailleurs ?
Au début du XXᵉ siècle, l’appellation « Champagne » n’est pas aussi claire qu’elle l’est de nos jours. Aucun texte ne définit la zone géographique à l’intérieur de laquelle doit être cultivé le raisin. Le nom « Champagne » lui-même n’est pas protégé et n’importe quel négociant peut vendre du Champagne, même si le vin ne vient pas de la région.
Cette situation donne lieu à ce que tous considèrent comme de la fraude : l’introduction de vins « étrangers » dans la production de vin de Champagne. Quand on parle de vin étranger à cette époque, on ne parle ni de vin produits à l’autre bout du monde, ni même de vins issus d’un autre pays d’Europe. Non, les vins dits « étrangers » sont des vins produits dans le sud de la France… et dans l’Aube (sic !).
Pour bien comprendre la situation, il faut savoir que, à cette époque, les vignerons produisent du raisin qu’il pressent et dont ils vendent le jus à des négociants. Ce sont ces derniers qui fabriquent le Champagne.
En 1891, déjà, René LAMARRE, vigneron à Damery, dénonçait ces pratiques. Mais il faudra attendre 1903 pour que la Chambre du Commerce de Reims se penche sérieusement sur la question, à la demande du Conseil Général de la Marne. Près de cinq longues années seront nécessaires pour trouver un consensus sur la délimitation de la zone géographique. Et je ne parle pas de ce qu’on appellera très vite les « mesures complémentaires » destinées à protéger davantage le Champagne.
Un premier pas pour l’appellation
Enfin, le 17 décembre 1908, un décret fixe la zone de production des vins de Champagne : seuls les arrondissements de Reims et d’Epernay, quelques cantons de l’arrondissement de Vitry-le-François et quelques communes de l’Aisne peuvent désormais appeler leur vin « Champagne ». Le département de l’Aube en est entièrement exclus.
Et pourtant, cela ne suffit pas. Pourquoi ? Parce que rien ne dit que les raisins et le jus qui servira à fabriquer le vin doivent provenir de cette zone. Et face aux terribles récoltes de 1908, 1909 et 1910, les « négociants fraudeurs » font venir massivement des vins étrangers pour soutenir la production du précieux nectar.
Quelques incidents d’abord isolés
La « fraude » massive va faire descendre les vignerons et leurs femmes dans la rue. Dans cette révolte, les femmes de vignerons ont largement participé aux manifestations et aux actions.
D’autant que ces fameuses « mesures complémentaires » que la profession attend avec impatience tardent à venir : le Syndicat des Débitants de boissons fait obstacle à la Chambre des Députés. En effet, ceux-ci ne veulent pas entendre parler de réserver une partie des caves exclusivement aux vins de Champagne.
Le 16 octobre 1910, une première manifestation se déroule dans le calme à Epernay sur le rempart des Orphelines (actuelle Place du Marché) et le Boulevard de l’Arquebuse (actuel Boulevard de Cubry). D’autres suivront en novembre dans les communes alentours, et on décrète la grève de l’impôt dans de nombreux villages autour d’Epernay.
D’abord on avertit…
Le premier incident notoire a lieu le 8 novembre 1910, en gare de Damery. On apprend qu’un train venant du Midi de la France transporte des vins destinés à des négociants locaux. Il n’en faut pas plus pour que 350 à 400 producteurs viticoles en colère se rassemblent sur les quais. A la demande du Sous-Préfet d’Epernay, lesdits négociants font volte face et renvoient leur marchandise.
Mais dans les semaines qui suivent, la révolte gronde. Peu diplomate, M. NEPOTY, Sous-Préfet d’Epernay, rappelle tout de même que « le fait d’introduire des vins qui n’ont pas été recueillis dans la Champagne n’est pas un délit ». Voilà un homme qui sait se faire des amis !
… Puis on agit
Le 17 janvier 1911, les habitants de Venteuil, qu’on appelle les Venteuillats, se rendent à Damery chez le négociant PERRIER, fraudeur notoire, et mettent à sac son cellier, détruisant les futs, les bouteilles et les machines. Le même jour, dans la soirée, à quelques kilomètres de là, dans le village d’Hautvillers, on saccage la réserve d’un autre négociant fraudeur. Etonnamment, à Damery comme à Hautvillers, la gendarmerie ne trouvera jamais les coupables.
Dans les jours qui suivent, le 31ème Régiment de Dragons, cantonné dans la région, est déployé dans plusieurs communes, avec le renfort d’escadrons venus de quatre autres régiments.
Face à la menace, les Sous-Préfets de Reims et d’Epernay parviennent à apaiser la situation : ils obtiennent des vignerons qu’ils cessent les saccages et des négociants qu’ils n’introduisent plus de vins étrangers dans leurs production.
Finalement, le 10 février 1911, le texte de loi sur les mesures complémentaires est adopté. Désormais, les vins de Champagne seront mieux identifiés (capsule de couleur particulière, espace réservé, provenance mentionnée sur l’étiquette, …). Seul le problème de la fraude subsiste.
La révolte
L’affaire aurait pu en rester là. On aurait pu trouver une voie diplomatique pour mettre fin à cette situation.
C’était sans compter sur la politique. Et c’est le Sénat qui va jeter de l’huile sur un feu encore bien chaud. En préambule de sa séance du 10 avril 1911, il se déclare « confiant dans le Gouvernement pour déposer le plus tôt possible un projet de loi assurant la répression de la Fraude sans maintenir les délimitations territoriales qui sèment la division entre les Français ». Pour les viticulteurs marnais, c’en est trop. Ainsi, le Sénat, sans concertation, veut mettre fin à la délimitation chèrement acquise. Dans les villages, c’est la révolte !
Les 11 et 12 avril, les insurgés envahissent Épernay et Aÿ. Malgré la présence des dragons du 31ᵉ, ils mettent à sac les entrepôts des négociants fraudeurs. Les tonneaux et les cuves sont vidés, le vin répandu au sol. On brise les bouteilles et on détruit les machines.
Les émeutes font plusieurs blessés, principalement dans les rangs des vignerons.
Mais, parmi les émeutiers se sont glissés quelques pillards en quête de mauvais coups, qui incendient plusieurs maisons appartenant à des familles totalement étrangères au conflit. Dès lors, le soulèvement perd une grande partie de son soutien populaire.
Quelques incidents subsistent jusqu’au 15 avril, mais la révolte est terminée. Face aux débordements des derniers jours, le vignoble est désormais gardé par des soldats armés.
A suivre – Les révoltes des vignerons champenois (2ème partie) : l’Aube.
Notes
[1] Maladie de certaines plantes, et de la vigne en particulier, due à un champignon. Le mildiou s’attaque d’abord aux feuilles.
[2] Autre maladie de la vigne provoquée par l’insecte du même nom, qui s’attaque aux racines et cause la mort du cep.
[3] Source : HARLAUT (Yann) et PERRON (Fabrice), Les révoltes du Champagne, Langres, éd. Dominique Guéniot, 2010.
[4] Le foudre est un tonneau de très grande capacité utilisé dans certains vignobles. Sa contenance n’est pas définie. Certains foudres célèbres peuvent contenir plus de 1 500 hectolitres de vin.
Merci Charles-Emmanuel pour cet article. Je me demande si mes SOSA d’Épernay ont participé à cette révolte. C’est un sujet à creuser !
Si tes ancêtres étaient bien dans la viticulture, il y a des chances. Mais de quel côté ? Viticulteurs ou négociants ?
Bel Article Charles Emmanuel! Je n’avais jamais mis les pieds dans la Marne jusqu’à il y a quelques jours, et justement je suis passé à Damery, en montant à La Neuville aux Larris. C’est en y allant que je suis rendu compte de l’importance du vignoble dans la région: Les paysages sont magnifiques, avec des rangs de vigne à perte de vue. Et partout on trouve des enseignes de producteurs! Bravo, j’attaque la suite de ton article!
Merci David. La Champagne est une belle région, riche de paysages variés, et les vignes n’en sont qu’une partie. À découvrir !