Dans la Marne, Jeanne DELOZANNE, dite la Grande Jeannette, est loin d’être une inconnue, en particulier pour qui s’intéresse à l’histoire locale.
Femme de caractère, elle est à l’origine d’une des plus grandes affaires judiciaires de la Champagne du XVIIIème siècle.
Jeanne DELOZANNE, paroissienne de Prouilly

Fille de François LAUZANE et de Marguerite PRÉVOTEAU, Jeanne naît dans le petit village de Prouilly, à quelque trois lieues et demie[1] de Reims. Le père THIBARON, curé de la paroisse, la baptise le 4 avril 1736[2]. Ses parrain et marraine sont Pierre LAGNIER et sa femme Jeanne DEGENE du hameau de Courcelles (paroisse de Rosnay).

A vingt ans, Jeanne épouse un tailleur d’habits du village, Antoine BONDE. Nous sommes le 10 mai 1756. Le jeune homme a vingt-six ans. Leur union ne dure pas car Antoine meurt brusquement le 8 avril suivant.
Veuve à l’âge de vingt-et-un ans, Jeanne se remarie deux ans plus tard. Le 27 novembre 1759, elle épouse Pierre FAUVET, vigneron de profession, âgé de vingt-quatre ans. C’est le père DELARAYE qui célèbre leur union. Les époux bénéficient d’une dispense de publication de deux bans. Pierre FAUVET a pour témoins son père Roger, vigneron à Pévy, et son beau-frère, Nicolas BRAQUEMART, laboureur. Jeanne rejoint l’autel avec son frère Olivier, maître d’école à Pévy. Son autre témoin est son oncle Pierre DELOZANNE, de Crugny, lui aussi vigneron.
Pierre FAUVET et Jeanne DELOZANNE auront dix enfants, dont quatre seulement dépasseront l’âge de six ans.
L’affaire du moulin de Cuissat

Nous sommes en l’an de grâce 1785. Le roi Louis XVI règne sur le royaume de France et de Navarre depuis onze ans. Et l’un des faits divers les plus violents de son histoire judiciaire va secouer la région de Reims.
Situé sur les bords de la Vesle, le moulin de Cuissat est alors exploité par Nicolas DESTOUCHES. Meunier et fils de meunier, originaire de Châlons-sur-Vesle, celui-ci est l’époux de Marie Françoise DARVILLERS, de Gueux. Ils se sont mariés en l’église de Gueux le 27 novembre 1770. De leur union naissent quatre enfants : Nicolas en 1772, Marie Jeanne en 1774, Louis Gérard en 1778 et Marie Marguerite en 1779. Louis Gérard meurt en 1779 à l’âge de neuf mois.
En ce mois d’août 1785, le moulin abrite également Remy RIMBEAU, un garçon meunier travaillant pour Nicolas DESTOUCHES, et Jean Louis POLLIART, également garçon meunier, de passage à Prouilly.
Une histoire de jalousie
C’est sans doute là l’origine de cette dramatique histoire. On sait que Pierre FAUVET et Jeanne DELOZANNE furent meuniers au moulin de Cuissat. Bien que meuniers eux aussi, mais originaires d’une autre paroisse, pourtant toute proche, Nicolas DESTOUCHES et sa famille passent aux yeux de certains pour des étrangers qui ont usurpé leur place.
Dans la nuit du 20 au 21 août, au moins six silhouettes (peut-être sept) se glissent subrepticement dans les bâtiments du moulin de Cuissat. Le lendemain matin, un habitant venu s’inquiéter de l’inactivité du moulin découvre les corps des habitants des lieux. On avertit les gendarmes. Les deux fillettes, encore en vie, sont transportés à l’Hôtel-Dieu de Reims, où elles mourront dans les jours suivants, non sans avoir dénoncé l’un des agresseurs.
Dans le moulin et les écuries, on dénombre cinq cadavres, tous massacrés à coup de masse et de marteau. Ce sont ceux de Nicolas DESTOUCHES, de sa femme, de leur fils aîné, et des deux garçons meuniers. Tous seront enterrés le 23 août dans le cimetière de Prouilly. Le curé de la paroisse, voulant sans doute laisser une trace de ce massacre, mentionne l’assassinat dans les actes de sépulture[3].

Transcription de l’acte
« L’an de grâce mil sept cent quatre vingt cinq par ordonnance de monsieur le bailly en la justice de ce lieu en date de ce jour vingt trois août je sous signé Pierre François de Paul MALMY curé de Prouilly jai enterré au cimetière de ce lieu avec les cérémonies ordinaires de l’église le cadavre du nommé Nicolas Destouches meunier du moulin de Cuissat dépendant de cette paroisse où il fut trouvé assassiné dans la nuit du vingt au vingt et un de ce mois, lequel fut inhumé en présence de Jean Baptiste Davillers charron de la paroisse de Gueux beau-père dudit Destouches, Jean Baptiste Malaisé laboureur de la même paroisse qui ont signé avec nous les jour, mois et an cy dessus. »
L’enquête
Selon les habitants du village et des environs, ce massacre ne peut qu’être l’œuvre de rôdeurs et de vagabonds.
Pourtant, plusieurs témoignages orientent le juge vers trois personnes : Nicolas DARGENT, lui aussi ancien exploitant du moulin de Cuissat, et les frères Nicolas et Joseph DELAHAUTEMAISON, natifs de Prouilly. Tous trois sont conduits à la prison du bailliage de Reims et enfermés pour être « interrogés ». Quelques jours plus tard, un nommé Nicolas NIQUET, un autre ancien exploitant du moulin de Cuissat, les rejoint. Vraiment, cette affaire commence à avoir un parfum tenace de vengeance.
En poursuivant leurs investigations, les gens de justice entendent parler de menaces de mort proférées quelques jours auparavant. Voilà qui attire singulièrement leur attention. Et c’est à ce moment que la Grande Jeannette paraît sur le devant de la scène. Car c’est elle qui a menacé le meunier DESTOUCHES, après avoir perdu un procès contre lui.
Assurément, la justice la connaît, car elle a déjà eu affaire aux tribunaux. Si on l’appelle la Grande Jeannette, c’est parce qu’elle mesure environ six pieds de haut (plus de 1,80 m, le pied valant 324 mm). Et cette Grande Jeannette n’est autre que Jeanne DELOZANNE, ancienne meunière de Cuissat avec son mari Pierre FAUVET.
Le 1er octobre, les gendarmes l’arrêtent sans ménagement et l’invitent à visiter à son tour les geôles rémoises.
« Questionner » les accusés
Interrogés pendant plus de deux mois, les accusés finissent par livrer leurs secrets. Avec l’aide de la « question », ils racontent à leurs geôliers comment se sont déroulés les faits et précisent le rôle de chacun.
Nicolas NIQUET frappe tout d’abord les deux garçons meuniers avant de s’attaquer à Nicolas DESTOUCHES, le meunier, et à sa fille aînée, Marie Jeanne. Pendant ce temps, Nicolas DELAHAUTEMAISON tue la femme du meunier et Nicolas DARGENT la plus jeune des deux filles, Marie Marguerite. Enfin, leurs forfaits accomplis dans la maison du meunier, tous trois se rendent à l’écurie où dort Nicolas, le fils, et le frappent à tour de rôle.
Les rôles de Jean Baptiste NEVEUX, dit Jean Gibon (celui qui sera dénoncé par la petite DESTOUCHES), et de Joseph DELAHAUTEMAISON restent incertains. Simples spectateurs du massacre ou complices passifs, cette incertitude leur vaudra d’échapper à la mort.
Quant à Jeanne, on la décrit comme l’instigatrice, le cerveau de l’expédition nocturne. Aux dires de ses complices, elle est présente pendant tout le temps du massacre, en redingote grise, le visage enfariné et la tête couverte d’un bonnet rouge.
Le procès des « trois Nicolas »
Car il y aura en réalité deux procès. Le premier s’ouvre en décembre 1785 dans la salle du Présidial de Reims.
Le président du tribunal est Jean Thierry GAUTIER, « conseiller du Roy, lieutenant particulier assesseur civil et criminel au bailliage de Vermandois siège royal et présidial de Reims ». Après avoir entendu le compte rendu des différents interrogatoires, il rend un verdict sans appel.
En ce qui concerne les « trois Nicolas », DARGENT, NIQUET et DELAHAUTEMAISON, c’est la peine de mort. Le 21 décembre 1785, les juges les condamnent à « avoir les bras jambes cuisses et reins rompus vifs par l’exécuteur de la haute justice sur un échafaud qui pour cet effet serait dressé en la place de la ville de Reims dite la Croisée de la Couture[4], et avoir leurs corps mis sur une roue la face tournée vers le ciel pour y rester tant qu’il plairait à Dieu leur conserver la vie » [5].

Le bourreau exécute la sentence le 19 janvier 1786. La veille, les condamnés ont été « questionnés » une dernière fois pour obtenir les noms de tous leurs complices. C’est à ce moment qu’ils désignent Jeanne DELOZANNE comme la tête pensante du complot.
Une fois suppliciés, on expose les corps des meurtriers sur les fourches patibulaires, structure de bois et de pierre d’inspiration romaine. Les coupables de meurtres ne pouvaient être enterrés en terre consacrée. Leurs corps pourrissaient ainsi à la vue de tous, symboles de la victoire du pouvoir sur le crime.
Le procès de la Grande Jeannette
Le procès de Jeanne DELOZANNE et de ses deux autres complices a lieu deux jours après l’exécution des assassins.
La Grande Jeannette est reconnue coupable de complot en vue d’assassiner les habitants du moulin de Cuissat. Ce qui l’attend, c’est la mort par pendaison en place publique. Préalablement, il lui sera appliqué la question ordinaire et extraordinaire, afin de s’assurer qu’aucun coupable n’échappe à la justice.
Elle est pendue le 19 février 1786 sur le lieu même où ses complices ont été roués.
Je n’ai pas trouvé trace, dans les tables des baptêmes, mariages et sépultures des paroisses de Reims, de son acte de sépulture.
Quant aux deux autres participants, Joseph DELAHAUTEMAISON et Jean Baptiste NEVEU dit Jean Gibon, ils reçoivent la marque d’’infâmie, au fer rouge, de la fleur de lys et des lettres GAL. Pour eux, point de pendaison ou de roue, mais les galères à perpétuité. Ils devront également assister au supplice de la Grande Jeannette.
Pour information, Jeanne DELOZANNE fut la dernière personne à être officiellement torturée. Le roi Louis XVI avait interdit la « question préalable » en 1780, mais il faudra attendre 1788 pour qu’elle disparaisse.
Elle fut également la dernière condamnée pendue en public à Reims.
Et après ?
Le moulin de Cuissat existait encore au début du XXème siècle. Tout près de là, un calvaire en pierre rappelait les terribles événements qui y avaient eu lieu. L’un et l’autre disparaissent sous les obus allemands lors de la Première Guerre mondiale.

L’histoire de la Grande Jeannette en a inspiré plus d’un.
Dès avant l’ouverture du procès, un auteur inconnu écrit une complainte de quinze strophes de huit vers, qu’il intitule tout simplement Complainte de la Grande Jeannette et de ses complices.
En 1909, Louis BRUNET, feuilletonniste, publie dans le Courrier de la Champagne une fiction inspirée de ce drame.
On édita au cours du XXe siècle plusieurs ouvrages sur la question.
Enfin, en 1988, le metteur en scène Jean-Pierre TOUBLAN écrit une pièce de théâtre qui sera d’abord jouée à Saint-Brice, près de Reims, avant de parcourir la France.
Notes
[1] Soit environ 14 kilomètres, une lieue mesurant près de 4 kilomètres (lieue de Paris).
[2] Archives départementales de la Marne, 2 E 527/2.
[3] Archives départementales de la Marne, 2 E 527/3.
[4] Actuelle place Drouet d’Erlon, 4près de la fontaine Subé.
[5] Archives départementales de la Marne, 17 B 1686.
Incroyable ce que les gens peuvent faire par vengeance et par jalousie… Cette Jeanne n’avait pas l’air commode, et ses complices devaient avoir le sang chaud pour la suivre dans cette colère et ce projet funeste ! Bravo pour cette reconstitution ! On suit l’histoire du début à la fin, et les questions du début de lecture ont une réponse au fil du récit !